Pourquoi professionnaliser nos loisirs ? Un atout pour nos soft skills ? đ€

Des loisirs qui se professionnalisent ?
Selon une analyse du CRĂDOC menĂ©e en 2014, les Français aspirent de plus en plus Ă rĂ©ussir dans toutes les facettes de leur vie, aussi bien familiale, que professionnelle, amicale ou personnelle. Et, bien Ă©videmment, le domaine des loisirs nâĂ©chappe pas Ă cette rĂšgle. Mais quâest-ce que « rĂ©ussir » ses loisirs ? Selon les sociologues Joffre Dumazedier et Aline Ripert, est considĂ©rĂ©e comme « loisir » une activitĂ© Ă caractĂšre libĂ©ratoire gratuite, personnelle, et accomplie pour le plaisir. Une activitĂ© de loisir « rĂ©ussie » serait donc une activitĂ© qui nous libĂšre et nous procure du plaisir. Or de plus en plus, ce plaisir est associĂ© Ă la notion de bien-ĂȘtre, de dĂ©veloppement personnel. Comme le note le sociologue des loisirs Gilles Pronovost, « notre conception du loisir comme citoyen moderne, câest surtout de faire quelque chose pour son propre plaisir, pour son dĂ©veloppement personnel. Nous avons une vision un peu normative du loisir : il sâagit de faire quelque chose de bien pour moi ou pour les autres ». Lâune des façons de ressentir du plaisir serait alors de dĂ©velopper des compĂ©tences qui nous rendent meilleurs, nous font nous sentir mieux dans la sociĂ©tĂ©, nous Ă©panouissent.
Chez certains, le dĂ©veloppement de ces « soft skills » va rĂ©pondre Ă des impĂ©ratifs de performance que lâon retrouve dans le milieu du travail. « Dans beaucoup dâactivitĂ©s de nos jours, il y a un certain culte de la performance, la comparaison avec lâautre est courante, il y a une dimension hiĂ©rarchique qui se crĂ©e. Câest notamment valable dans les activitĂ©s sportives par exemple », ajoute Gilles Pronovost. Les limites entre vie professionnelle et vie personnelle étant de plus en plus poreuses, nous pourrions imaginer que cela joue sur le fait que certains impĂ©ratifs professionnels se transposent Ă nos loisirs. Selon une autre analyse du CRĂDOC, 67 % des Français dĂ©claraient en 2008-2010 considĂ©rer le travail comme « trĂšs important », et 78% le considĂ©raient comme un vecteur dâĂ©panouissement, et de rĂ©alisation de soi, preuve que ce qui relĂšve du professionnel peut bel et bien conduire Ă lâĂ©panouissement.
Toutefois, si les loisirs sont sources de plaisir et constituent un temps Ă part du travail, un loisir que lâon aurait tendance à « professionnaliser » est-il toujours source dâautant de bonheur ?
Une plus haute exigence de soi-mĂȘme
Alexia, 31 ans, a rĂ©cemment dĂ©mĂ©nagĂ© en province. Faute dâoffres dâemploi dans sa rĂ©gion, elle a dĂ©cidĂ© de professionnaliser son goĂ»t pour la photo, dans lâespoir que cela lui apporte une nouvelle source de revenus. « Maintenant que jâai une approche plus pro de la photo, je me suis imposĂ©e un certain nombre de critĂšres, pour ĂȘtre plus visible, explique la jeune femme. Je me suis renseignĂ©e sur le nombre idĂ©al de posts Instagram par jour, sur les mots-clĂ©s Ă utiliser, jâai commencĂ© Ă liker des comptes de la rĂ©gion⊠Jâavoue que depuis, le plaisir que je prenais Ă publier nâest plus vraiment lĂ , câest un peu devenu la course aux likes⊠Je prĂ©fĂšre presque regarder ce que font les autres, plutĂŽt que ce que je fais moi ». Outre le fait de sâimposer des critĂšres de qualitĂ©, la professionnalisation des loisirs sâapprĂ©cie en ce que le regard de lâautre prend soudain une place plus importante : exercer une activitĂ©, quelle quâelle soit, de façon un peu plus mĂ©thodique, vient souvent avec lâobjectif plus ou moins assumĂ© de gagner en visibilitĂ©, dâĂȘtre reconnu dans un domaine. « On a besoin de lâapprobation des autres, ça rassure », confirme Alexia.
Ce ressenti se fait dâautant plus puissant avec lâĂ©mergence des rĂ©seaux sociaux, oĂč chacun observe et juge lâautre Ă lâaune de ce quâil publie. « Lâaffirmation de soi, la recherche de confirmation du respect et de lâestime des autres font partie intĂ©grante de la vie en sociĂ©tĂ© ; les rĂ©seaux sociaux ne font quâamplifier et faciliter la chose ; souvent, notamment chez les jeunes, ils contribuent Ă cette quĂȘte dâidentitĂ©, Ă une sorte dâobligation dâĂȘtre soi confirmĂ©e par les pairs », analyse Gilles Pronovost.
Passer outre le regard des autres demande souvent Ă assumer pleinement que nos loisirs ont pris une autre dimension, mĂȘme si la qualitĂ© de rendu sâavĂšre moindre que celle dâun professionnel : « Câest assez difficile de sâĂ©manciper du regard des autres, pas seulement dans les loisirs dâailleurs, remarque Thomas, photographe amateur. Maintenant, quand je publie des photos sur les rĂ©seaux, je sais que ce ne sera pas forcĂ©ment parfait, parce que ce nâest pas mon mĂ©tier de base, mais je les publie quand mĂȘme parce que je veux continuer Ă ĂȘtre libre dans mes choix. »
Se comparer aux autres peut effectivement vite se rĂ©vĂ©ler dĂ©courageant quand on sâemploie Ă professionnaliser une activitĂ© qui nâest quâun loisir : « Je suis trĂšs crĂ©atif, donc les idĂ©es de photos me viennent naturellement, je prends plein de photos au quotidien, explique Thomas. LĂ oĂč ça pĂȘche, câest sur le travail dâĂ©dition, car câest presque un mĂ©tier diffĂ©rent. Câest un aspect qui est bien plus chronophage et contraignant pour moi, aussi parce que ce nâest pas mon activitĂ© professionnelle, et que je ne peux pas me permettre dây consacrer mes journĂ©es. »
Pour Alexia, la comparaison avec les autres est aussi parfois source dâangoisse, le miroir des rĂ©seaux sociaux ayant vite fait de lui renvoyer une image mĂ©diocre de son travail. « Selon les jours, regarder ce que publient les autres photographes sur les rĂ©seaux peut ĂȘtre dĂ©primant : si je ne suis pas dans le bon mood, jâai vite tendance Ă me sentir nulle par rapport aux autres ».
Si envisager ses loisirs sous un angle quasi professionnel peut effectivement ĂȘtre source de frustration quand il sâagit de se comparer Ă ceux dont câest le mĂ©tier, ou simplement Ă des amateurs plus assidus, cela permet aussi dâacquĂ©rir de nouvelles compĂ©tences, et de se fixer des challenges.
Acquérir de nouvelles aptitudes
« MĂȘme si me contraindre Ă poster mes photos rĂ©guliĂšrement mâa aidĂ© Ă mieux me concentrer dans la durĂ©e, chose que jâai du mal Ă faire dans la vie courante, jâai plutĂŽt tendance Ă mâĂ©parpiller, remarque Thomas. Ăa mâa aussi appris Ă plus aller vers les autres, quand je dois aborder des inconnus dans la rue pour des portraits par exemple, ça me sort un peu de mes limites ».
Sâimposer une certaine discipline dans lâexercice de ses loisirs peut donc permettre dâacquĂ©rir ces fameuses « soft skills », tant recherchĂ©es par les entreprises. Tout en conservant la notion de plaisir, les loisirs seraient alors un moyen de sâĂ©panouir en se fixant de petits challenges, en se dĂ©couvrant de nouvelles aptitudes, Ă rĂ©utiliser ou pas dans sa vie professionnelle.
« Jâai le sentiment que jâabandonne moins vite quâavant, rĂ©flĂ©chit Benjamin, ingĂ©nieur et fana de running. Depuis quelques annĂ©es, le jeune homme renseigne ses rĂ©sultats de course sur une appli, et participe Ă de plus en plus de compĂ©titions, au point de sâĂȘtre fait remarquer lâan dernier par des sponsors. « Je ne deviendrai jamais coureur pro, ce nâest absolument pas mon but et je tiens Ă ce que la course Ă pied reste un loisir, mais jâai remarquĂ© que depuis que je mây suis mis de façon un peu plus « carrĂ©e », ma perception de lâeffort et de lâĂ©chec a changĂ©. Au boulot, je suis beaucoup plus persĂ©vĂ©rant, je mâĂ©nerve moins vite, et quand les choses ne fonctionnent pas, jâessaie de trouver des plans B ».
Et si câĂ©tait lĂ tout lâintĂ©rĂȘt du loisir ? SâĂ©manciper du travail en dĂ©veloppant des compĂ©tences complĂ©mentaires, qui nous Ă©panouissent et nous procurent du plaisir ? Dans une tribune publiĂ©e sur les Ăchos, la doctorante en psychologie du travail CĂ©cile Jarleton expliquait que « nous choisissons nos loisirs parce quâils contribuent Ă notre Ă©panouissement personnel. Et souvent, ce dernier coudoie le dĂ©veloppement personnel. Câest le cas lorsque nos loisirs nous permettent de gagner confiance en nous, de devenir plus rĂ©silientâąe, dâamĂ©liorer la qualitĂ© de notre Ă©coute ou encore de rĂ©duire notre niveau gĂ©nĂ©ral dâanxiĂ©tĂ©. Autant dâapports indirects, souhaitables et recherchĂ©s au niveau personnel et qui bĂ©nĂ©ficient Ă la sphĂšre professionnelle en traversant les membranes des domaines de vie ».
Comme lâensemble des domaines de notre vie, nos loisirs sont de plus en plus soumis Ă des injonctions de performance, ainsi quâau regard des autres, consĂ©quence de lâĂ©mergence des rĂ©seaux sociaux. Toutefois, professionnaliser certaines de nos pratiques ludiques nous permettrait dâacquĂ©rir de nouvelles compĂ©tences, parfois rĂ©utilisables dans la sphĂšre professionnelle. Tout serait alors une question de juste Ă©quilibre : quand le loisir devient contrainte et que le plaisir disparaĂźt, peut-on encore parler de loisir ? Professionnaliser ses loisirs ne doit pas nous en dĂ©goĂ»ter mais nous permettre dâen apprendre plus, sur une pratique en particulier, et sur notre propre personnalitĂ©. Sinon, Ă quel moment nous dĂ©tendons-nous vraiment ?
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